« Libre Pensée et épanouissement de la personnalité »

Jean-François Maréchal *

Laïcité et vie privée
« Nous combattons l’Eglise et le christianisme parce qu’ils sont la négation du droit humain et renferment un principe d’asservissement humain » (Jaurès)

Dans ma ville natale, la grand’place s’appelle place du martyr : on y voit un monument érigé à la mémoire de Chapuis. Ce médecin catholique pratiquant, très attentif aux problèmes sociaux, fit office de maire de la ville quand les autorités avaient fui devant l’avancée de troupes révolutionnaires françaises (le pays de Liège avait du reste voté son rattachement à la République) et, à cet époque, marié civilement un couple qui ne l’était pas religieusement. Au retour des troupes autrichiennes en 1794, il fut, pour ce blasphème, condamné à mort et exécuté en place publique.

Aujourd’hui, la constitution belge ne prévoit pas la laïcité explicitement, mais un article prévoit que tout mariage religieux éventuel doit être précédé du mariage civil. Il y a non seulement séparation mais aussi prééminence.

La laïcité c’est le principe de la séparation du temporel et du spirituel, du politique et des religions.

Elle suppose donc aussi la séparation entre la vie publique et la vie privée. Celle-ci constitue un espace de liberté où la loi civile n’a pas, a priori, à interférer, sauf pour des raisons de sauvegarde publique (la santé publique par exemple). Nier cette séparation entre vie publique et vie privée, dénier cet espace de liberté, c’est une des définitions du totalitarisme.

Le foulard islamique : se discriminer soi-même, c’est entrer dans la logique de la discrimination. Imagine-t-on aujourd’hui les catholiques se promener en rue avec un grand crucifix de deux mètres accroché à leur dos ? Comment peut-on à la fois se réclamer du droit à la vie privée, et violer, dans le même temps, la neutralité de l’espace public ?

La référence à une prétendue « identité culturelle » est fallacieuse : personne n’est obligé de renoncer à son identité dans le domaine privé, et personne n’a à imposer aux autres cette identité dans le domaine public. L’Etat ne connaît que des citoyens. Parler de « religion dominante » ou de « culture religieuse dominante », d’« identité chrétienne », c’est entrer dans la logique totalitaire : je songe en particulier à la décision de l’Etat bavarois d’imposer le crucifix dans tous les édifices publics au prétexte qu’il s’agit là de « notre culture »., mais aussi à monsieur Macron, chanoine de Latran depuis fin 2017. Cette soi-disant « laïcité ouverte » est contraire à la laïcité. Un Suisse de confession israélite est d’abord un citoyen de la confédération helvétique, ce qui condamne l’antisémitisme mais n’y assimile pas l’antisionisme qui amalgame toute critique à l’égard de l’Etat d’Israël à de l’antisémitisme. Ce n’est pas par hasard que l’on a vu la Ligue de Défense Juive escorter la présidente du Front National lors d’une manifestation qui répondait à un crime antisémite alors que la même LDJ empêchait physiquement des gens de gauche d’y participer. Aux dires même d’un cadre de la LDJ interviewé, celle-ci partage « bien des valeurs » avec le FN.

Espace public et neutralité

« Nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe. (Jean Jaurès, janvier 1910, à Paris, Chambre des députés ».

S’il est clair que ce qui se passe chez soi est d’ordre privé et ce qui se passe au travail d’ordre public, entre les deux il y a la rue : je pense qu’elle est un espace public et que c’est la neutralité qui, là comme ailleurs, garantit la pluralité, donc le respect de l’autre. Les signes ostensibles d’appartenance philosophique n’y ont pas leur place.

Ceci n’empêche en rien le débat des idées et l’exercice de la pensée libre, ni son expression : la tolérance n’est pas le respect des idées de l’autre, mais le respect de la personne de l’autre, le refus pour le combattre de recourir à certains moyens comme la violence, l’enfermement, l’exclusion, la censure, la torture…

Si chaque individu peut se choisir ses règles de morale personnelle, voire même s’infliger ses propres instruments de torture morale, il ne peut prétendre à aucun ordre moral qui s’imposerait à d’autres. Ainsi, la recherche scientifique n’a pas à se plier à des dogmes, notamment moraux. Il n’y a pas plus d’algèbre catholique que de biologie islamique ou de darwinisme orienté à la manière de Himmler. Ni d’arithmétique libérale même si le quasi-monopole des médias dominants nous assène qu’il y a plein emploi quand il y a moins de 5% de chômeurs, soit 4,9=0. Or nous constatons que dans bien des pays dits « musulmans », la théorie de l’évolution elle-même est bannie des écoles, tout comme elle est contestée par de nombreux chrétiens, avec un certain succès aux USA. Pays qui est parfois présenté comme le champion des libertés individuelles et où la séparation figure dans la constitution mais où dans certains états il est interdit de fonctionner comme avocat, dans d’autres d’être simplement élu, quand on se dit athée. Clinton n’est pas moins cléricale que Trump, au fond. Le groupe, la nation, la communauté, la tribu doit rester pur pour garantir la cohésion : les musulmans qui ne peuvent se marier qu’entre eux sont dans la même logique intégriste.

Les Droits de l’Homme et du Citoyen

Ce qui fonde « les Droits de l’Homme », c’est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : l’Homme en tant qu’individu, le Citoyen dans la Cité. On a trop tendance à évacuer cette dualité qui n’est pas contradictoire mais dialectique. La notion d’Etat de Droit, elle, est antérieure. Si pour Marx, une personne « ne cesse pas d’être religieuse parce que la religion est cantonnée au domaine privé », dans le domaine public, elle se retrouve en concurrence et à égalité avec d’autres convictions, avec les mêmes contraintes.

A quelle Déclaration faire référence ? Aux Droits de l’Homme, en n’oubliant pas que la moitié des Hommes sont des femmes, ou aux Droits Humains ? La référence n’est pas divisible : une tactique de propagande consiste à ne juger un Etat qu’à l’aune d’un droit, d’une liberté, pris séparément. Adolescent, j’ai eu une correspondante de mon âge aux Pays-Bas : à la veille de mai 1968, elle m’écrivait que la France est une épouvantable dictature, dirigée autoritairement par un militaire (De Gaulle, militaire de métier élu démocratiquement), où l’on pratiquait la peine de mort (on est à la veille de l’affaire Ranucci, le dernier condamné dont il s’est avéré après qu’il était innocent), et où les citoyens étaient dans l’obligation d’avoir une carte d’identité pour se déplacer (inconnue dans la tradition anglo-saxonne). Si le critère est l’attitude vis-à-vis des homosexuels, l’église presbytérienne reconnaît le mariage entre gens du même sexe, pas l’église méthodiste. Ce qui met Trump beaucoup plus à gauche que Clinton. Vision contingente des Droits de l’Homme qui fait fi de la logique qui les sous-tend.

Idéalisme et idéal

« Le matérialisme économique et historique de Marx n’exclut ni logiquement, ni dans la pensée même de Marx, ce qu’on est convenu d’appeler l’idéal. » (Jean Jaurès, la Revue socialiste, juin 1894) ».

Est-ce à dire qu’il n’y a pas de place pour les idées, pour l’idéalisme moral même ? Que la libre-pensée n’aurait à se cantonner qu’aux seuls domaines vulgairement dits « matériels » ? Non, puisque la pensée elle-même est matérielle.

De quoi récuser la dénomination d’« incroyant », cette fonction sans argument, que l’on nous jette parfois à la figure. Même le terme d’« athée » est au fond contradictoire, puisqu’il est la négation d’une croyance… supposée. Pas besoin d’avoir lu cette canaille arriviste et cléricale de Voltaire pour comprendre cela. Je préfère les expressions « matérialiste » ou « agnostique à hypothèse de travail matérialiste ».

Le contexte matériel

Une objection courante à la laïcité est qu’elle ne tient pas compte des réalités socio-économiques. L’objection à cette critique, à son tour, est qu’il serait erroné de négliger le facteurs idéologiques et psychologiques. L’élévation du niveau de vie en Turquie n’a pas empêché l’avènement d’un pouvoir islamique. Quant aux crimes perpétrés au nom du proto-état islamique, ils ne sont que le miroir, à des siècles de distance, de ce que furent les croisades, bien plus horribles encore en nombre et en horreur que ce à quoi Daesh nous a habitués. En 1912, le traité de Fez plaçait le Maroc sous protectorat français, ce qui provoqua une révolte de la population, et même une mutinerie des soldats marocains placés sous commandement français  : cela débouche sur un massacre. Or, non-hasard de l’Histoire, la ville de Fez avait déjà été le théâtre d’un massacre de juifs au 11° siècle. En 1912, Jaurès, encore lui, écrivait dans L’Humanité :

« […] même si la peur refoulait d’abord la haine au fond des âmes, la haine attendrait sans doute son heure. […]
Ce qui est sûr aussi, c’est que le retentissement tragique de ces massacres, à l’heure même où cent millions de musulmans s’indignent et s’exaspèrent, va donner à la France, dans le vaste monde de l’Islam, un autre renom que celui que nous, mauvais Français, nous avions rêvé pour elle. La politique de rapine et de conquête produit ses effets. De l’invasion à la révolte, de l’émeute à la répression, du mensonge, à la traîtrise, c’est un cercle de civilisation qui s’élargit.
Mais si les violences […] achèvent d’exaspérer […] la fibre blessée des musulmans, si l’Islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l’universelle agression, qui pourra s’étonner ? ».
Etrangement prémonitoire des attentats qui ont secoué ces dernières années ce que certains appellent « l’Occident » (référentiel rarement défini, du reste, comme si cela allait de soi), une curieuse catégorie dans laquelle on nous enferme.

Il est intéressant de se rappeler que le pape qui avait appelé à la première croisade avait explicitement fait référence à la pression démographique  : l’« Occident » n’arrivait plus à nourrir sa population croissante, de nombreux soldats étaient en fait des mercenaires qui, en participant à la croisade, certes, blanchissaient leur âme en participant à une cause sacrée à leurs yeux, mais étaient aussi attirés par le « pays où coulent le lait et le miel ». Le pillage de Constantinople, qui fut aussi le début de sa perte, et les massacres dans d’autres villes visaient plutôt les bijoux que le miel, soit dit en passant. Le discours moral cachait donc l’expansionnisme. Inversément, le natalisme qui provoque cet expansionnisme lui sert de justificatif. Il est commun à bien des idéologies, musulmane et chrétienne entre autres. Il réduit le rôle de la femme à celui de poule pondeuse de chair à canon pour les guerres d’expansion. L’individu est subordonné aux besoins de l’impérialisme. Besoins économiques et discours moral se recouvrent : il suffit de voir comme catholiques conservateurs et islamistes se rejoignent quand il s’agit de condamner toute forme de contraception ou de planification des naissances. La Chine de Mao est-elle totalitaire quand elle impose la famille dite « de l’enfant unique », ou était-ce une condition nécessaire pour sortir de la misère où elle se trouvait ?

Poser purement et simplement qu’il est du devoir de l’Etat d’élargir le plus possible l’espace de liberté, c’est risquer de réduire la personne à l’individu : l’être humain vit aussi en société. Ou alors, il faut autoriser tous les particuliers à détenir des armes, à refuser toute vaccination, à se charger seul de l’instruction de ses enfants, etc… Cela se fait dans certains pays, non sans danger et les individus se retrouvent ainsi « mis sous cloche » dans un système pilarisé : car c’est lié à des groupes d’individus. Le communautarisme rappelle ou appelle le corporatisme.

L’Individu dans la cité

Les citoyens sont à la fois des individus créateurs, qui en intégrant la société s’intègrent dans la société en gardant leurs différences, et des personnes actives qui ont besoin de la société pour se libérer des contraintes. Plus on avance dans l’histoire, plus la dépendance de chaque individu est grande par rapport à la société, et en même temps ce sont les progrès de cette société qui permettent à l’individu d’accroître son espace de libertés. Le recul des nécessités accroît les libertés. L’espace public rassemble et se fonde donc sur l’indifférence. La solidarité a besoin de l’indifférence et, en ce sens, l’empathie, cette nouvelle version de la miséricorde, est un piège. Imagine-t-on quelqu’un se réclamer aujourd’hui du droit à l’analphabétisme ? Ou des parents réclamant la dispense du cours de mathématiques pour raisons philosophiques ? On a vu, il y a quelques années déjà mais pas si longtemps, aux Pays-Bas, les dégâts que pouvaient causer le refus de vaccination pour cause philosophique.

En protégeant l’individu, on n’étouffe pas la personne. En grec, le mot « personne/individu » se dit « atomo », atome, ce que l’on ne peut diviser. Par contre, on peut l’assembler. Mais c’est dans le domaine public que les individus se rassemblent et mènent des combats. Dans l’intérêt de tous ou au moins du plus grand nombre. Et là, précisément, nous quittons le terrain de l’individualisme et recherchons ce que nous avons en commun. Si la charité suppose l’existence de gens fortunés et de pauvres, donc de l’inégalité, pour pouvoir être exercée, nous lui préférons la justice sociale, qui est le fruit de conquêtes sociales. Quand des travailleurs manifestent ou font grève pour obtenir une réduction du temps de travail par exemple, ils ne le font pas pour les seuls manifestants ou grévistes, mais pour tous. Ils interpellent là l’ensemble de la société. Celle-ci, bien sûr, est faite d’intérêts divers et même contradictoires, mais c’est précisément le débat, et même le rapport de force, de la démocratie en mouvement.

En reléguant les opinions privées à leur domaine, on déplace ainsi les lignes de fracture, on empêche les dogmes, notamment religieux, d’interférer dans le débat politique, social et économique, on permet la cohabitation ce ceux qui, au-delà de leurs différences, oeuvrent au bien commun.

Anticléricalisme ?

Car c’est une source de confusion courante  : avec l’immigration massive de travailleurs venus, soi-disant de leur plein gré, dans une Europe historiquement marquée par le joug des églises chrétiennes, les laïques se sont vus confrontés à une réaction qui n’est plus liée à une église centrale et ou structurée, comme la doctrine politico-religieuse du catholicisme, mais à une idéologie multiforme, l’islam. Le terme d’anticléricalisme n’est donc plus vraiment approprié. Et surtout à l’islamisme politique, qui se présente comme une « troisième voie », faisant en cela concurrence aux « églises en place », où l’on voit des individus aliénés au point de préférer un nouvel esclavage à leurs libertés même acquises. Bien des attentats islamo-fascistes furent le fait de gens nés ici, éduqués ici, et convertis. L’enfermement social a produit cette monstruosité. Et n’oublions pas que l’immense majorité des victimes de ce terrorisme sont des musulmans.

Démocratie, principe de majorité et différence

La logique des quotas introduit précisément une discrimination là où il n’y en a pas a priori. On a beau la taxer de « discrimination positive », elle n’en relève pas moins de la même logique, la simple loi de réciprocité nous le démontre  : imaginez quelqu’un qui est politiquement engagé, compétent, honnête et qui souhaite figure sur les listes électorales de son parti, et à qui on refuse toute place sur ces listes au motif que toutes les places réservées aux hommes sont déjà occupées, et cela alors même qu’on cherche des femmes pour compléter les listes… ne serait-il pas en droit de porter plainte pour discrimination sexuelle? A quoi bon maquiller les conséquences quand on ne change rien aux causes , notamment économiques et sociales.

Le droit à la différence, sous des apparences d’indulgence, est un slogan réactionnaire pour qu’il introduit les discriminations dans l’espace public. Préférons-lui l’indifférence.

Un exemple concret de ce qui va dans la bonne direction est le vote en France de la loi sur le curriculum vitae anonyme. Certes, les travailleurs continuent de se retrouver en concurrence sur le sacro-saint marché, cette nouvelle divinité, ayant besoin d’une armée de réserve, mais au moins ils sont mis à égalité entre eux sans discrimination. Malheureusement, cette mesure est court-circuitée par l’entretien d’embauche qui n’a été ni supprimé ni encadré.

La reconnaissance des droits individuels et non catégoriels n’est pas liée au nombre et implique la protection des minorités. La communauté germanophone de Belgique, située à l’est de la région wallonne, ne représente pas un pour cent de la population totale du pays : elle dispose pourtant de ses écoles, hôpitaux, maisons de la culture, parlement et gouvernement propres dans sa langue. L’école officielle belge connaît des cours de religion, pour cinq religions reconnues, ainsi qu’un cours de morale non-confessionnelle  : la présence d’un seul élève musulman peut donc entraîner la création dans cette école de deux heures de cours de religion islamique pour ce seul élève.

L’économie, un phénomène public

Enfin, tout cela est bien beau mais n’évoque pas le pouvoir de l’argent. Dans la mesure où une politique économique, quelle qu’elle soit, touche tout le monde, elle relève du domaine public et doit pouvoir faire l’objet du débat.. Pourquoi n’a-t-on pas, en 1945, jugé les responsables économiques, ou à peine, allant à contresens des recommandations des tribunaux alliés ? Hess savait : Schacht aussi.

Pouvoir économique et autorité publique : qui définit les normes ?

Les développements du capitalisme ont pour conséquence qu’il se retrouve en opposition avec les libertés individuelles garanties par l’Etat de droit  : si vous avez un accident de la route, qu’est-ce qui va peser le plus du code de la route ou des intérêts et décisions des compagnies d’assurance ? Dans des Etats où règne nominalement une grande liberté d’expression, on voit apparaître une censure de fait plus insidieuse et terriblement efficace : quand un auteur ne trouve personne pour éditer son œuvre jugée blasphématoire par peur des représailles, quand une pianiste ukrainienne se voit de fait interdire de scène au Canada parce qu’elle tient, hors scène, des propos critiques à l’égard du gouvernement actuel de Kiev… Le capitalisme se phagocyte en quelque sorte : la baisse du taux de profit, si l’on refuse l’inflation gênante pour les investissements, ne laisse plus guère le choix qu’entre la récession et la guerre. Dans ces deux derniers cas, les libertés sont mises à mal. Et les individus, atomisés, n’ont plus guère de poids face à ces pouvoirs privés. La conquête pacifique du pouvoir par le parlementarisme, rêvée par les sociaux-démocrates, n’a guère de sens que dans un Etat où ce parlement a effectivement un pouvoir y compris économique. Cette contradiction interne du système, on la retrouve même au sens de l’OMC à qui des « libéraux » reprochent de réguler donc de gêner le libre-échange. Toute norme contraignante contrarie les affaires et la liberté d’en faire pousse à l’anomie. Quitte à inventer une multitude de normes particulières qui reflètent non plus le droit et sa logique propre mais de simples rapports de forces : je songe aux tribunaux privés comme ceux prévus par les accords CETA entre l’Europe et le Canada.

Préfigurant la très bivalente « philosophie des valeurs », Goethe avait écrit « je préfère un désordre juste à un ordre injuste ». Mais on peut aussi « rêver » à un ordre juste face aux désordres profondément injustes d’un monde livré aux aléas d’un sacro-saint marché. Cela, même une enfant comme Alice pouvait le comprendre.

L’école publique

Un autre aspect : l’école, l’instruction. Les fascistes, les nazis notamment, ont en commun une fascination pour le moyen-âge. Pas seulement pour les personnages héroïques du type « chevalier au glaive pourfendant le Mal », mais aussi pour le système socio-économique de cette époque, son corporatisme. A l’origine, les parents s’occupent de l’éducation mais aussi de l’instruction de leurs enfants : le fils de boulanger deviendra boulanger, le fils aîné du meunier héritera probablement du moulin ou du moins de son bail, nombre de moulins étant banaux. Le regroupement en corporations organise socialement cette pilarisation en l’élargissant à peine : l’accès aux métiers est fortement réglementé et, en pratique, se fait beaucoup par recommandation. On reste donc dans les mêmes cercles sociaux. L’école de la République, pour faire court, va complètement changer la donne en ouvrant le champ et en libérant l’individu : le fils du forgeron peut espérer réaliser son rêve qui est de devenir menuisier, et ainsi de suite. Ce n’est pas pour autant l’anarchie  : on se rappelle que ceux qui mettaient de l’eau dans le lait, à la Révolution, furent parfois pendus à la lanterne. Mais ces libertés individuelles contribuent indéniablement à l’épanouissement des personnes : et l’instrument, c’est l’école qui finira un bon siècle plus tard par être accessible à tous, et même laïque, gratuite et obligatoire. Bien sûr, il en va comme de toutes les libertés individuelles : pour jouir de ces libertés individuelles, il faut souvent avoir des moyens, et les différences de classe jouent. Les études de notaire ne sont pas gratuites, le pourcentage de fils d’ouvriers à l’université reste faible au vu de leur proportion dans la société. Et il subsiste tout le problème de l’adéquation entre les aspirations individuelles et les besoins sociaux. Le débat est en cours : examens d’entrée, classement au mérite, numerus clausus…A l’université de Liège, il a fallu réglementer l’inscription aux études vétérinaires, sinon la majorité des étudiants seraient… français. Le problème passe donc les frontières. Il serait intéressant de se pencher sur ce qu’avait fait la RDA en la matière, qui réalisait effectivement le plein emploi, c’est-à-dire l’article 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, pour ne citer que cette référence, qui n’est pas la seule Déclaration des Droits de l’Homme. La défense de l’école publique reste un dénominateur commun à tous les libres-penseurs et, en Belgique, rassemble libéraux et socialistes laïques.

Pourtant, l’école de la république, en France, est mise à mal, en pratique  : d’abord par le fait qu’elle est trop souvent contournée par le financement public de certaines écoles privées confessionnelles, souvent réputées pour être « mieux tenues » et jouant sur les différences de classe, mais aussi par l’explosion, ces dernières années, du nombre d’enfants exemptés d’obligation scolaire parce que les parents se sont engagés par écrit à assurer leur instruction à domicile. La loi le permet en effet, en France et en Belgique. Et il ressort d’enquêtes que ces enfants sont souvent inscrits dans des établissements privés dénommés par exemple « écoles de devoirs », mais qui sont en fait des écoles coraniques. A ma connaissance, en Allemagne, la loi sur l’obligation scolaire ne permet pas de genre d’exception. Les mauvaises langues rétorqueront peut-être que ce n’est pas nécessaire au pays des concordats et de l’impôt d’église par défaut, où les écoles publiques sont déjà fortement marquées au sceau des confessions catholique et protestante.

On voit là un tiraillement entre attachement aux convictions et ou traditions d’une part, et tendances socio-économiques de l’autre : si, en Belgique, l’école publique est minoritaire en Flandre, où domine l’école privée presque toujours catholique, elle est en recul dans l’ensemble du pays alors même que les deux tiers des mariages se passent sans cérémonie religieuse.

La personne, cet objet politique

Il me semble donc que l’on ne peut se réclamer de la libre-pensée et de l’épanouissement de la personne humaine sans dénoncer et combattre ces idéologies au service de l’impérialisme et de la concurrence violente entre les peuples, entre les individus, entre les pays. A chacun de décider si le moyen pour cela est une régulation du marché ou un changement plus radical du mode économique, dans une perspective plutôt libérale ou plutôt socialiste. Pour Jaurès, « Si Socrate a fait descendre la philosophie du ciel, le socialisme en a fait descendre la justice. ».

Reprendre à son compte les acquis positifs du libéralisme n’est pas, ou pas seulement, d’ordre stratégique : la gauche pourrait bien être la dernière à défendre ces acquis.

Mauvaises langues?

Ce n’est pas un hasard si les libres-penseurs se sont retrouvés dès leur début dans les combats pour les droits individuels. En Belgique, où nous avons aujourd’hui trois langues officielles, les libres-penseurs francophones ont soutenu, à la fin du 19° siècle, des Flamands qui réclamaient leurs droits linguistiques : la clef de voûte en était probablement le droit d’être jugé dans sa propre langue. Le français, à vrai dire, était la langue des élites et de la bourgeoisie. Même en Suède, dans les maisons fortunées, à table, on parlait français pour ne pas être compris des domestiques. Quand la Belgique obtient son indépendance en 1830, règne le suffrage censitaire : seuls ceux qui paient un certain impôt ont le droit de vote, soit environ 1% de la population. Et cette minorité dominante trouva tout naturel que le français soit la langue officielle. Tant pis pour le paysan flamand qui ne comprenait rien à ce que lui reprochait le tribunal et ne pouvait pas se défendre. Les Wallons, eux, politiquement séparés de la France, continuaient à parler des dialectes, dont le wallon, proches du français du nord du 17° siècle. Malheureusement, le « mouvement flamand » s’est dédoublé, la majorité rejoignant une aile nationaliste, soutenue par le clergé : celui-ci avait désigné l’ennemi, au départ, comme étant le protestant du nord, le « Hollandais »’. Mais, l’indépendance d’avec les Pays-Bas était acquise désormais de longue date, et le nouvel ennemi venait du sud, surtout depuis la Commune. Ce nationalisme flamand sera attisé par l’occupant allemand pendant les deux guerres mondiales, suscitant, surtout en 40-45, de nombreuses « collaborations ». Lorsqu’il s’est agi de fédéraliser le pays, l’idée vit le jour d’un double fédéralisme, non pas à la mode helvétique de la « double majorité », mais en scindant l’appartenance culturelle et l’appartenance économique. Le pays fut découpé en trois régions économiques et trois communautés linguistiques qui ne se recoupaient pas et se partageaient les compétences ministérielles. Un projet qui rejoint l’anti-totalitarisme au sens premier du terme. L’appartenance linguistique n’impliquerait pas l’appartenance à une région… ou à un Etat. A moins de considérer que toute personne de langue allemande est allemande, et que par conséquent, comme disait Jörg Hayder, « l’Autriche n’est qu’une fausse couche de l’Histoire ».

Malheureusement, le projet fut torpillé par la majorité des partis flamands qui fusionnèrent région et communauté et se choisirent Bruxelles, ville très majoritairement francophone située en Flandre, pour capitale de la région-communauté flamande. Ce qui est source de tensions, même si le conflit linguistique n’est qu’une des lignes de fractures entre les composantes du pays, une autre étant par exemple les différences confessionnelles, sachant qu’en Flandre, une majorité des élèves fréquentent des écoles privées (dites « libres », mais pas libres de subventions publiques) confessionnelles (essentiellement catholiques) et que certains soi-disant laïques inscrivent leur enfant dans ces écoles parce qu’elles seraient de « meilleure qualité » et « mieux tenues », donc par réflexe de classe. Or, la mixité socio-culturelle, si cela relève plus de l’éducation que de l’instruction, ne contribue-t-elle pas à l’épanouissement aussi ?

On en revient au problème de la séparation entre vie publique et vie privée, vie à la maison et vie au travail, avec celui, plus pratique, de la rue. Quand on arrive au problème de la langue, il faudrait définir si celle-ci est d’ordre privé ou public, ou les deux. Et ce qui sert au mieux l’épanouissement de l’individu. L’élève qui parle portugais ou arabe à la maison mais reçoit tous les cours en français ou en allemand est-il défavorisé ou son bilinguisme, s’il est réussi, est-il une chance ? N’envisager qu’une seule langue par Etat est impossible, ce serait nier le droit à l’existence de la Suisse et d’autres pays, et rejoint le totalitarisme du « cujus regio, ejus religio » devenue « cujus regio, ejus lingua ». Mon père était très content de s’être vu interdire de pratiquer le wallon à l’école, même dans la cour de récréation, et d’avoir appris le « bon français » qui lui permettait de voyager dans le vaste monde. Par contre, imposer à un instituteur la connaissance du breton, si tant est qu’il y ait une langue bretonne, pour prétendre à un poste en Bretagne, me paraît inacceptable. Mais je me souviens aussi d’une scène de rue à Liège, un matin, il y a des années, où un gamin qui s’était fait bousculer injustement par un monsieur « bien mis » et pressé, enguirlandait le quidam d’une façon truculente en wallon, mettant les rieurs de son côté. Situation d’autant plus savoureuse que le gamin était noir de peau. A partir de quand une langue est-elle une langue régionale ? En quoi un premier ministre du Land de Saxe sorabe est-il un frein à la démocratie ? Facteur de régression ou d’épanouissement ?

N’atteignons-nous pas là les limites du jacobinisme ? Et ne serait-ce pas un beau défi pour les libres-penseurs que de s’attaquer à cette question ? La langue : phénomène privé, public ou les deux ? Que devient là le concept d’Etat-nation ?

Conclusion

La lutte contre le totalitarisme nous rassemble, libéraux et socialistes au sens large mais philosophique de ces termes. Ne négligeons pas les acquits positifs du libéralisme, tout en laissant à chaque libre-penseur le soin d’aller plus loin, d’y ajouter d’autres revendications, en tout libre-examen. Nous avons en commun ce que nous refusons. Vivent les engueulades fraternelles ! Si nous n’en sommes pas capables, il ne nous reste qu’à aller nous rhabiller.

Discours pour le congrès UMLP de Bâle en juin 2018